Le monde du vin face au raz de marée digital

La transformation digitale, véritable tarte à la crème de tous les secteurs d’activité depuis une bonne dizaine d’années, semble avoir été longtemps ignorée, voir dédaignée par le monde viti-vinicole. Or, une rapide relecture du passé nous enseigne que les industries ayant adopté assez tôt une position similaire (photographie, hôtellerie, transport) ont tous été balayés sinon gravement impactés par la vague de la digitalisation.

En 2018, des grands groupes dans tous les secteurs d'activité, on peut citer BPCE, Sodexo, Kering, Michelin, Publicis, EDF, se sont jetés à corps perdu dans des projets de "transition digitale" au budget faramineux. En réalité, il s'agit souvent de la "deuxième vague" de la transition pour ces grands groupes qui déjà, à partir des années 2000, avaient intégrés du numérique dans leur process métier. L'enjeux est maintenant d'être "digitalisé" de bout en bout de la chaîne de valeur. Cela s'opère à grand renfort d’équipes internes ou via des réseaux d’agences conseils, dans les deux cas composés de très jeunes spécialistes aux profils chimériques. Le secteur mûrit, les lames s’affûtent, certains acteurs imposent un nouveau leadership grâce à des technologies bien pensées, alors que le fondement même de certains maillon de la chaîne est remis en cause. D'autres sont tentés par le “geek washing”. C’est-à-dire une intégration - sans vision - de profils et de termes 3.0 dans la communication stratégique de l’entreprise : algorithme, machine learning, IA, plateforme, data, etc... Un bon moyen de rassurer sans pour autant s’imposer la remise en cause et le changement de culture que cette transformation présuppose.

Parallèlement, on peut remarquer que le monde du vin est resté relativement observateur de ces changements majeurs, et même si quelques cercles de réflexion ont été créés ici ou là, les entreprises du secteur ne semble pas très pro-active pour implémenter ces évolutions majeures. On peut alors se demander si la filière vin saura faire face au raz-de-marée digital! Pourquoi le secteur semble si mal préparé?

Un début d'explication se trouve dans la culture, les managers en charge de la transition numérique sont souvent de jeunes actifs, “millenials”, qui peinent à porter la bonne parole dans des entreprises qui restent très traditionnelles. Cela entraîne naturellement de fortes résistances au changement, une quasi-aversion dans le cas particulier des vins fins. C’est donc à cette première génération de “digital executive”, qui n’a jamais connu le monde de l’entreprise avant l’internet haut débit, qu’il convient de mener ces changements. Tout retard pris dans la phase d’accélération que nous connaissons aujourd’hui aura des conséquences certaines, à moyen terme, sur les résultats des retardataires.

Les acteurs historiques ne meurent plus seulement de mal faire les choses, ils peuvent aussi être mis en grande difficulté par un immobilisme trop durable. Le processus de transition numérique, déjà, a forcé une mutation violente, radicale, à un certain nombre de filières en renouvelant totalement leur environnement : la presse, l’industrie musicale, audiovisuelle, l’édition, toutes ont connu une révolution, souvent au détriment des acteurs bien établis, possédant pourtant les actifs, l’expérience, les marques, les réseaux...

Il convient pour la suite de la lecture de dissocier le numérique du digital :

  • Le numérique fait reposer son avantage concurrentiel sur l’économie quasi-parfaite de l’échange de bit, en effet les technologies dites “du numérique” permettent la transmission instantanée, parfaite et souvent gratuite de biens et services. Cela nécessitait auparavant des actifs matériels non duplicables rendant le “cost to serve” très élevé : logistique, stockage, transport, point de vente, RH.
  • Le digital se distingue sémantiquement par son étymologie, plus portée sur l’usage. δείκνυμι, en latin digitus, “qui sert à montrer” : le doigt. Même si c’est une technologie numérique qui est “derrière” le service que nous consommons, le moyen d’accès, l'usage, est digital. Qu’il s’agisse d’un clic de souris ou d’une pression sur écran tactile, c’est le moyen d’interaction que retiendra le consommateur. Qu’importe l’algorithme, pourvu qu’on est le service ! C’est cette raison, fondamentale, qui redirige la valeur de plus en plus en aval, vers des acteurs se rapprochant de plus en plus du consommateur final, jusque dans la paume de sa main.

Il est aujourd’hui difficile pour un dirigeant d’affirmer que son marché ne sera pas impacté par la révolution digitale. Pourtant, il semble qu’au sein de la filière vin en France (et dans beaucoup d’autres pays historiquement producteurs), la gouvernance, volontiers conservatrice, n’en a que trop rarement pris la pleine mesure. En effet, les handicaps structurels du secteur (atomisation, contraintes de production, déconnexion offre-demande) combinés au fait qu’il s’agisse d’un produit fortement réglementé, fournissent une autre explication au manque d’intérêt du monde du vin pour ces sujets. On peut d’ailleurs remarquer que la révolution digitale n’est pas un sujet du plan stratégique viti-vinicole 2025 de France AgriMer, pire, les termes “numérique” et “digital” en sont totalement absents. Cet état quasi végétatif fait malheureusement de la filière viticole un bon candidat à l’ubérisation... Cela pourrait virer au désavantage d’une partie des acteurs, éliminant même une partie d’entre eux, notamment les intermédiaires, en opérant un transfert de valeur vers l’aval.

La difficulté d’offrir des vins lisibles, compréhensibles par le consommateur est renforcée par un marché de l’offre fondée essentiellement sur la qualité perçue et l’origine géographique. Le consommateur est finalement assez peu pris en compte, l’analyse de ses besoins et de ses goûts devenant secondaire, du fait de l’absence de levier d’action du côté de l’offre. Conséquence directe : selon la plupart des études disponibles sur le sujet, l’acte d’achat du vin reste l’un des plus complexes en B2C.

C’est précisément en offrant une réponse aux insatisfactions du consommateur final que les nouveaux acteurs du numérique pénètrent les filières. A l’heure de l’expérience client, le manque de prise en compte de celui-ci est un symptôme inquiétant. La disruption, voire la prise de contrôle des filières par les nouveaux acteurs du numérique se déroule selon une stratégie qui a maintes fois montrée son efficacité : elle relève d’une mécanique qui consiste en général, comme évoqué précédemment, à se positionner au plus près du consommateur.

  • Première étape : l’irruption tous azimuts de nouveaux acteurs numériques, phase d’entrée des innovateurs. Des startups se développent en ciblant des niches innovantes et inventent de nouvelles façons de consommer et/ou de vendre. Plus simplement, ils peuvent aussi apporter de nouvelles réponses à des besoins insatisfaits en utilisant les possibilités offertes par les nouvelles technologies.
  • Etape 2 : certaines startups sont parvenues à sortir du lot et à construire une valeur pour leurs utilisateurs - qui peuvent être des clients mais aussi des fournisseurs - leur permettant de convaincre des investisseurs et de lever des fonds. à ce stade, les acteurs traditionnels ne sont pas bouleversés dans leur business, hormis quelques tensions sur les prix, les disponibilités, et pour certains une perte de clients. La pertinence de certains maillons de la filière est toutefois déjà posée.
  • L’étape 3 est une période d’apurement, de concentration et d’alliance entre les nouveaux entrants et certains acteurs historiques. L’histoire récente de l’économie digitale nous montre que cette phase voit souvent émerger un faible nombre d’acteurs dominants, qui captent l’essentiel du marché et de la valeur. Cela entraîne souvent, par la suite, une baisse générale des prix, le consommateur ayant plus de pouvoir dans ce nouvel écosystème plus “direct”.

Certains pourront juger cette vision alarmiste et défendre à juste titre, les particularités très “humaines” de la vente de vin, la proximité, le conseil, le relationnel. Cela protège encore nombre de secteurs d’un renversement d’envergure. Il suffit d’évoquer quelques minutes les conséquences potentielles à moyen terme d’un rachat de Vivino par Amazon pour infléchir cette certitude...

L’état actuel de la prise en compte des enjeux digitaux par la filière vin lui prédit un avenir mouvementé. Les entreprises qui ont réfléchi et investi pour développer leur propre clientèle de consommateurs pourraient faire partie des gagnants. La révolution digitale leur offre une opportunité exceptionnelle de développer de nouvelles stratégies de “route to market”. A condition qu’ils sachent s’approprier les technologies numériques pour renforcer la relation avec leurs clients finaux et leur faire vivre une expérience digitale mémorable. Le tout en ne négligeant pas, dans le même temps, les affaires de leurs clients professionnels, revendeurs et prescripteurs historiques...

L'uberisation du monde du vin est-elle déjà en marche?

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